« Transmission » est une balado en cinq épisodes de l’animatrice radio Annie Desrochers, à la station montréalaise de Radio-Canada. Elle y explore le passé de son grand-père, Paul Desrochers, éminence grise sous le premier ministre du Québec Robert Bourassa et père des chantiers colossaux de barrages hydro-électriques de la Baie James. Une expédition vers ces territoires reculés, en compagnie de ses trois plus vieux fils, est pour elle l’occasion de prendre la mesure de ce moment historique pour la société québécoise, mais aussi de faire la lumière sur le passé moins connu, voire trouble de son grand-père qui s’est suicidé dans les années 1980.
D’abord curieux, attiré par cette forme de la balado, un long form de l’audio. À mi-chemin entre la radiodiffusion (à grande audience) et la confidence dans l’oreille. Et curieux de voir comment se concrétise l’idée d’un projet personnel d’une figure comme celle d’Annie Desrochers.
Écoute un peu perplexe, du fait de l’irruption dans le quotidien, avec concentration obligée, contrairement à la radio bavarde mais légère, et écoute fascinée, par l’atmosphère sonore, la voix des ados, les référents géographiques. Une fascination augmentée par la déformation professionnelle : l’enjeu du support (à la fois simple, celui de la radio, à la fois contemporain, par la diffusion numérique à la demande), le hype pour les balados et la littérature audio, le questionnement sur son étude et son enseignement (si on avait la bonne idée de l’enseigner, ça relèverait de quelle discipline : études littéraires ? scénarisation ? communication ? journalisme ?… avec la nécessité du métier complémentaire de la création sonore, qui rythme la narration autant que module les émotions). Impossible de ne pas louanger l’efficacité de la série, même si on peut être critique de certaines lenteurs, de points de vue instables (l’importance variable accordée au sort des Autochtones) ou de certains choix de composition des épisodes.
Puis la thématique qui m’intriguait autant que me faisait sourciller : ce parcours amont de l’historique familial, la question de la transmission (que je redoutais un peu, trop fréquente ces temps-ci, comme une ritournelle angoissée de notre siècle), la relecture politique, de bon ton souvent. S’y plonger néanmoins, apprécier l’aventure, laisser l’esprit vagabonder. Comme Annie Desrochers au retour de la Baie James, comme si le voyage n’était pas complété, comme s’il n’était pas suffisant.
Le premier épisode met la table : les événements politiques, les liens familiaux, la géographie générale (la situation des protagonistes, leur déplacement sur la carte), et la figure de Paul Desrochers, qui ne se confond pas tout à fait avec la figure du grand-père – malgré leur équivalence factuelle. Cette double figure planera au-dessus des épisodes 2, 3 et 4, pour s’imposer lors du cinquième et dernier épisode, moment de l’enquête, en bonne et due forme, de la journaliste – celle qui énonce sa vulnérabilité en disant qu’elle a bien interviewé des personnes importantes, des gens avec des fonctions impressionnantes, mais qui ne se dit pas outillée pour faire une entrevue avec son propre père. Pièces d’archives, confrontation de versions (blessure de guerre ou culbute en réparant la corde à linge ?), confidences du père, récit de l’annonce du suicide (et le traumatisme, toujours présent, de répondre au téléphone)… La démarche est révélatrice, éclairante, même si la réalité crue fait remonter à l’esprit des personnes impliquées les traits saillants, les singularités, les énoncés parlants : son père à lui était sévère, il n’était pas doué pour le bonheur, il était toujours absent… Néanmoins, des visages positifs s’intercalent : le tour d’hélicoptère, la poupée inuit (tout aussi discutable soit-elle aujourd’hui), la figure impressionnante qui donne son nom à une école secondaire.
Annie Desrochers réussit très bien à déployer ces visages multiples, représentant ici des idiosyncrasies (celui qui a soutenu entièrement le développement de la Baie James), là autant de personæ, ces figures stéréotypées – le politicien qui finit par devenir corrompu ; ce père des années 50 muet, distant avec ses enfants, détaché de la vie familiale ; l’homme mal aimé qui se cherche péniblement un rapport avec ses émotions. Autant de visages que l’on se construit (des masques derrière lesquels on se cache), autant de visages qui se construisent, circonstanciellement ou à notre insu. Des visages pour les gens que l’on fréquente au travail, des visages pour la famille et les proches, des visages dans le milieu social. Comment s’étonner de ne pas connaître quelqu’un, quand on se le fait décrire par une personne d’une tout autre sphère de vie ? Comment ne pas comprendre que le Paul Desrochers qui discutait avec Robert Bourassa n’était pas le même homme que celui qui (parfois) entendait ses enfants piailler autour de lui ? Ni celui, identité mouvante à travers le temps, qui s’est enfui en Ontario lorsque le vent politique a tourné. Qui a retourné contre lui le revolver acheté 15 ans plus tôt pour se protéger, cruelle ironie, pendant la crise d’octobre. Le portrait diffracté de l’homme est hautement parlant, reflétant notre condition de figurines sociales manipulées / se manipulant au gré des contextes, des rapports établis et des avatars à projeter. Le triste destin d’un homme qui a sacrifié sa famille et son intégrité pour satisfaire une soif de pouvoir (d’emprise sur le réel ?) dresse un terrifiant miroir des travers et des dérapes qui nous guettent toutes et tous.
Et la voix, en clôture, de Philémon, quatre ans, dessine à rebours toute la vulnérabilité et la force du désir de la jeune génération à l’égard de leurs prédécesseurs. Un désir qui est souvent aveugle, Annie Desrochers le reconnaît bien, à toutes les aspérités des individus, ignorant de ce qui aux yeux de leurs contemporains les enlaidit. Une clémence inconsciente qui s’estompe, l’âge adulte venu, les yeux ouverts, l’expérience complexe des personnes aidant. C’est à travers ce regard lucide que se pose, brûlante, la question de la transmission (au-delà du double référent avec la transmission radiophonique). Quel legs pour nos enfants, modulé par quels choix de vie, quelles attitudes, quels épisodes de notre histoire personnelle, quelles circonstances (atténuantes ou aggravantes) ? Et la voix songeuse de la narratrice, oscillant entre la grandeur des chantiers de la Baie James et le tour déceptif de la vie du grand-père, qui ose poser explicitement la question de l’héritage proposé à ses enfants, aussi l’héritage qu’ils retiendront – deux scénarios distincts, dont la réalisation échappe aux parents. Ce questionnement n’est pas dénué d’une relecture de soi – la transmission de quelque chose (des valeurs, des idéaux, des principes…) ne se distinguant que très difficilement, pour Annie Desrochers, des modèles (ou des contre-modèles, des repoussoirs) que nous, comme individus, constituons à notre corps défendant, et que nous transmettons donc. La jeune femme qu’elle était s’est dessiné une vie exigeante (vie publique/médiatique, cinq enfants), entre la figure forte du grand-père et celle du père, d’abord perçue comme moins ambitieuse, mais récemment recadrée par la prise de conscience des valeurs familiales que celui-ci a décidé de prioriser.
Recadrer, relire, avoir une perspective plus large – ce que le quotidien habituellement empêche, estompe, efface. Essayer de saisir ce qui est le portrait juste d’une personne. Souhait futile : ce qu’elle est à 20 ans n’a aucune mesure avec son état à 45 ans, pas plus qu’avec la personne au crépuscule de sa vie. Une folle complexité, donc, insaisissable. Non : un ensemble d’occurrences, d’expériences marquantes, d’habitudes singulières, dont on finit par faire la moyenne. Non encore : parfois un événement précis, flamboyant ou même insignifiant, peut devenir un marqueur de la mémoire, un détail sera érigé au statut d’emblème, le regard, le geste, la parole qui habitera l’esprit de l’enfant, à notre étonnement ou à notre plus grande perplexité. Aussi bien être fidèle à soi-même, et assumer les âneries que nous faisons tout autant que nos plus fortes réalisations. Notre legs, c’est celui que choisiront nos enfants. Philémon, à toi le tour.