Convergence étonnante, dans les milieux culturels autant que dans mon environnement immédiat, de discours où s’exprime la nécessité plus que jamais affirmée de bien nommer les objets que l’on crée, ceux qui circulent et ceux dont on parle.
Notre rapport avec les pratiques culturelles est infiniment médié par les outils numériques. On achète des billets sur un site transactionnel ; on écoute à la volée de la musique sur diverses plateformes ; on zyeute une vidéo sur FB ou dans une page web ; on papillonne à travers les séries de photos publiées par des gens de notre réseau (plus ou moins étendu) ; on lit des livres sur une tablette ou un portable ; on assiste à des performances en direct par la petite fenêtre de notre téléphone. Certains éléments nous ont été suggérés, d’autres ont été découverts par hasard, d’autres ont été trouvés (j’y reviens).
La conscience d’une saisie métatextuelle des choses (les mots qui servent à décrire une réalité), qui devient aujourd’hui obsédante, a progressivement fait son chemin. On pourrait convoquer, à titre d’exemple, l’irruption des mots-clics popularisés par Twitter (comment faire comprendre que c’est ironique ? ah : #ironie ; comment contextualiser un énoncé ? ah : #confession). Cette conception populaire de la métatextualité connaît sa contrepartie techno-médiatique. Toute personne ayant un jour bricolé une base de données sait qu’elle doit nommer un champ (caractériser son contenu) – la liste n’est telle que dans la mesure où le dénominateur commun est rendu explicite. On ne s’étonne guère que Lev Manovich, dès le début des années 2000 (The Language of New Media), élise la base de données au titre de paradigme (ding) central de la culture numérique. Inscrire des objets dans un contexte numérique (et pas spécifiquement – mais c’est un autre enjeu), c’est donc obliger à leur cadrage par le langage.
De la métadonnée
L’importance des mots est capitale dans l’univers numérique. Chercher sur Internet, c’est entrer une requête (textuelle, très très majoritairement) dans un moteur de recherche, quel qu’il soit. L’évolution des technologies s’est longtemps fondée sur des occurrences textuelles : à l’échelle locale, la fonction grep pour retrouver un titre de fichier ou un ensemble de caractères dans un fichier ; à l’échelle internationale, les moteurs de recherche comme immense indexation des contenus textuels des sites web. D’où des passe-temps (absurdes) qui s’appuient sur les variations : se trouver des quasi-homonymes ou identifier des graphies différentes d’un patronyme, voir combien d’occurrences pour une orthographe fautive d’un mot [déformation professionnelle, j’en conviens], chercher la source de (fausses) citations. Le mot était roi – du moins celui qu’on utilisait sans trop s’en rendre compte (par automatisme ou par nécessité).
Comment gérer alors des réalités que leur textualité n’exprime pas immédiatement ? Comment assimiler « Ricardo » à « recette de cuisine », comment trouver ce qu’est J’habite dans la télévision si le mot « roman » ou « littérature » ne lui est pas immédiatement accolé ? C’est à partir de telles apories propres à nos processus de recherche (notamment…) que s’est imposée la métadonnée – terme commun en archivistique, où l’importance de la description et de la nomenclature a élevé au rang de seconde nature cette association de métadonnées aux objets et aux documents. Utiliser des mots pour désigner la nature, la composition, l’état d’une chose. Très vite, les grands joueurs de ce monde numérique ont saisi le caractère opérationnel de cette information, dans ce passage depuis le web participatif à un web sémantique (portrait que j’évite soigneusement, d’autres le font mieux que moi). Mais tout de même : par le système AdWords, il est possible d’« acheter » la propriété de certains mots sur Google ; les caractérisations de livres sur Amazon influencent, parmi d’autres critères, les résultats offerts à vos requêtes ; les catégories musicales établies orientent les recommandations poussées par Apple Music ou Spotify.
On le sent très vite : notre saisie de la réalité (notamment culturelle) est largement déterminée par les algorithmes élaborés par les grands joueurs du numérique (y’a rien de neuf sous le soleil, bien sûr). C’est la contre-attaque qui paraît intéressante. Au nom de paramètres divers – la promotion de petites cultures, la protection de la diversité des expressions culturelles, la volonté d’accéder à des pratiques culturelles variées et pas uniquement poussées par l’enveloppe budgétaire marketing la mieux dotée –, plusieurs travaillent à investir l’espace disponible au sein de cette mécanique monumentale. Si Netflix ne permet pas (ou pas aisément) de suggérer les films selon un paramètre national (les films français, québécois, espagnols), ne serait-il pas utile de pousser ces renseignements ignorés par la plateforme ? Si l’on veut lire un roman se passant à Lisbonne, pourquoi le roman de Nicolas Chalifour, Vol DC-408, n’est-il pas suggéré d’emblée ?
C’est ce large créneau qui est impliqué par la notion de découvrabilité, dont on cherche constamment à questionner les modes d’opération et les efforts à consentir. C’est dans un développement technologique que l’on se plonge pour tenter de donner aux éditeurs des outils pour mieux documenter/décrire leur catalogue numérique. C’est dans une concertation large que l’on cherche à se donner les vocabulaires nécessaires pour nommer les réalités fugaces des pratiques contemporaines. Cela passe par des vocabulaires contrôlés, des ontologies, des référentiels – bref, des façons de cibler les bons mots pour se donner le maximum de chances d’être visible, d’être trouvé. Le chantier est immense, mais les enjeux le sont tout autant.
Du rapport (universitaire) aux mots
C’est une situation dans laquelle les organismes culturels (accompagnés par des instances (para-)gouvernementales) baignent allègrement ces derniers temps. De lourds défis organisationnels, depuis la logistique d’une réflexion commune jusqu’aux besoins, immédiats et persistants, de formation pour les acteurs.trices des milieux culturels.
Là où le bât blesse particulièrement, c’est quand on se questionne (que je me questionne) sur la position des universitaires, du discours universitaire, des travaux scientifiques dans ces démarches. A priori : ils n’y sont pas. Des exceptions, certes, sur différents plans. Mais rares (rarissimes).
Ce qui m’étonne particulièrement, c’est la différence entre les postures (ou leur décalage). D’un côté, ce besoin exprimé (et en partie opérationnalisé) d’avancer dans des nomenclatures et d’investir la sous-couche du web des données (comme Wikidata – voir l’exemple du cinéma québécois). De l’autre, le discours scientifique/universitaire, particulièrement en arts et lettres, où au contraire on a plutôt assoupli (abandonné ?) le travail sur les typologies (la logique des petites boîtes où l’on essaie de faire entrer la réalité – les étudiant.e.s en lettres en sont friands, mais souvent déçu.e.s au final). La théorie des genres, la volonté de cartographier de façon stricte/rigide les réalités, la prescription des étiquettes à utiliser : probablement en partie par réaction aux abus du structuralisme, par l’expérience de l’impasse de certaines dénominations, par les décalages existant entre les langues (et entre les pratiques culturelles qui ne sont pas toujours équivalentes), les universitaires ont bazardé leur travail, pourtant fondamental, de réflexion sur la façon de nommer la/les réalité/s qui les entoure/nt. Au profit d’une supposée souplesse de l’esprit et d’une prise en compte d’un monde complexe (coucou Edgar Morin), le paquebot critique et scientifique a fait un 180 degrés. Au point où le rôle d’expert.e.s traditionnellement dévolu aux universitaires leur est retiré, les intervenant.e.s du milieu culturel ne trouvant pas d’interlocuteurs.trices ; ce rôle est alors occupé par… qui voudra bien de cette position. Non seulement les universitaires ont viré capot, ils ont possiblement jeté le bébé avec l’eau du bain, voire manqué le bateau.
D’où l’importance, me semble-t-il, de s’investir, d’explorer, de contribuer. Non dans un esprit de prescription (les foutus universitaires et leur discours de tour d’ivoire), mais de collaboration, de partenariat. En prenant des risques – par exemple, en parlant des arts littéraires (1, 2) qui, hors de la zone attendue du livre, se cherchent une petite case dans l’échiquier des pratiques culturelles. En discutant avec différents intervenant.e.s du milieu littéraire québécois pour développer des stratégies partagées et mener des actions communes. En allant chercher des moyens financiers, et donc humains autant que techniques, pour coconstruire des ressources afin que la littérature québécoise rayonne au contact des environnements numériques (1, 2). En proposant des rencontres dont pourront ressortir des lignes directrices engageantes (au sens de mobiliser des gens et d’être happé.e.s par la nécessité de participer).
De sorte que les universitaires retrouvent l’intérêt des mots (pour la culture), sans perdre pour autant leur posture critique à leur égard.