Binarité du livre numérique

On sous-estime généralement la configuration rhétorique des interactions discursives portant sur nos objets d’étude, sur nos thèmes d’intérêt. S’y dessine pourtant un aperçu révélateur des écosystèmes qui s’y rattachent, des tensions aussi qui s’y nouent. On a l’habitude d’y porter attention dans des contextes singuliers – comme la critique (littéraire, essayistique), où les jeux de pouvoir sont très palpables. Exemple récent : cette critique très virulente à propos du dernier ouvrage de Jonathan Gottschall, consacré à la narrativité, où l’on prend en défaut Gottschall à chaque page, où on lui reproche de ne pas avoir écrit le livre qui était attendu. L’interaction est ici unidirectionnelle (à moins d’un éventuel droit de réponse), dans une sorte de dialogue de sourds. Interaction potentielle, mais configuration rhétorique prévisible.

Quand les perceptions de nos objets sont chargées (affectivement, axiologiquement, économiquement), les discours tendent à être réfractaires aux positions nuancées. Dans un sens comme dans l’autre. On observe cette configuration depuis belle lurette dans les propos, études, essais sur la place du livre dans le contexte numérique. Et je ne parle même pas du général manque de nuance (entendre : de précision) sur l’objet dont il est question : livres homothétiques ? œuvres hypermédiatiques ? prêt en bibliothèque ? piratage ? auto-édition sur plateformes ? bookstragrammeur·ses ? chaîne de production XML ? gestion de communauté d’éditeurs sur les réseaux sociaux ?… Parler du livre numérique, c’est souvent parler à tort et à travers – comme si, pour parler de l’édition de livres de littérature, on utilisait le simple mot « écriture ».

Parler « livre numérique », c’est souvent tenir un discours situé : depuis le milieu « classique » de l’édition, depuis la bulle technologique. Et dans ces discours s’y perçoivent ici la fragilité symbolique tant qu’économique du milieu du livre, là la frénésie d’expérimentations et de possibilités nouvelles. On respecte généralement la première perception, on connaît trop la seconde, associée aux bulles technologiques et aux pressions commerciales des grands joueurs informatiques. Conséquemment (?), de façon évidente (?), corollairement (…), les discours sur le livre numérique prennent les teintes de ces camps. Même de la part de commentateurs qui pourtant s’exposent, s’imposent comme des voix avisées sur le sujet.

Ces dérapes sont particulièrement perceptibles autour de « circonstances » discursives. Pensons au taux de pénétration des livres numériques dans les usages, variable selon les pays mais oscillant entre 10% et 20%. Sa présence limitée dans les achats ou la faible croissance annuelle de ce taux seraient apparemment d’évidentes preuves de l’échec de leur introduction dans le marché du livre – alors que d’autres y voient une révolution dans les pratiques de lecture. (La réalité est passablement plus complexe et morcelée, comme elle comporte des niches et des surspécialisations : les ouvrages savants, le prêt numérique en bibliothèques de best-sellers, les parutions ultra-récentes viennent bousiller tout effort d’un portrait « moyen » d’usage réel des livres numériques.) Autre circonstance discursive : l’opposition entre l’industrie du livre pré-numérique et le marché rebrassé à la suite de la vague numérique. Alors que les technophiles tendent à dénigrer le caractère artisanal de l’édition traditionnelle avant que cette industrie ait été « sauvée » par le numérique, les voix associées au milieu éditorial tendent à se construire comme un rempart contre les barbares technologistes, construisant une étonnante vision monolithique de cette industrie – tous pays, tous secteurs, toutes époques confondues. C’est pourtant la spectaculaire comparaison qu’offre J.B. Thompson en préface de son Book Wars. The Digital Revolution in Publishing (Polity, 2021) :

When the digital revolution began to make its presence felt in the world of book publishing, it did so by building upon, and in some cases disrupting, a set of institutions, practices and social relations that already existed and were structured in certain ways. […] The proliferation of new players and possibilities created a mixture of excitement, alarm and trepidation in the field and generated a profusion of new initiatives, developments and conflicts […]. Of course, there was nothing new about conflict and change in the publishing industry – the industry had experienced many periods of turbulence and upheaval in the past. But the turbulence generated by the unfolding of the digital revolution in publishing was unprecedented, both in terms of its specific characteristics and in terms of the scale of the challenges it posed. Suddenly, the very foundations of an industry that had existed for more than 500 years were being called into question as never before. (p. ix)

Étonnante esquisse grossière (effet marketing de la préface ?) de la part d’un sociologue réputé qui a pourtant une connaissance étendue du milieu du livre et qui se plaît ainsi à dresser un portrait de l’irruption du numérique dans le monde éditorial non pas comme une opposition frontale entre des univers hétérogènes, mais comme la souffrance éprouvée par les honnêtes croisés menacés par une horde de peuplades incultes – en dépeignant le milieu du livre comme une réalité unique et stable, transséculaire, inaugurée par nul autre que Gutenberg.

La cohabitation de ces deux conceptions éditoriales persiste à être difficile, les allégeances respectives appelant des positions encore trop rigides. Heureusement, des propositions témoignent d’une réelle réflexion, d’une expérience avérée des pratiques numériques au point de jonction avec l’édition. Je signalerai ce plus récent balado de la série Les mécaniques du livre, liée aux Éditions du commun, démontrant un intérêt pour la circulation du texte (plutôt qu’une obsession pour le livre comme objet), ainsi que cet article d’Alexandra Dane qui, s’il commence par se placer contre une certaine « technophoria », poursuit en décrivant notre réalité comme « post-digital », où se conjuguent plus volontiers l’ancien et le nouveau – mais sans manquer de dénoncer la transformation manquée des relations de pouvoir au sein du milieu.