L’OBVIA (l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique) rassemble quelques portraits de confinement de ses chercheurs et chercheuses, de façon à montrer comment le numérique intervient dans le quotidien et dans les thématiques de recherche. Je me suis prêté à l’exercice (quelque part au milieu de la page) mais j’en reprends le texte ici.
Si le confinement imposé depuis la mi-mars a eu pour effet concret de nous obliger à nous replier derrière nos écrans et à nous encabaner dans nos demeures, il nous a aussi conduits à changer de posture. C’est particulièrement notable dans le secteur de la culture et des communications. Pour ma part, outre le fait de basculer un cours en ligne et de poursuivre l’enseignement à distance d’un cours obligatoire sur la culture numérique, à distance depuis des années, cette période a été marquée par le besoin de jauger la place des outils numériques et de leur dérive potentielle. Ce fut d’abord le tsunami médiatique qui a dû être endigué – la surcharge informationnelle, l’improvisation statisticienne des uns et des autres, la course à la primeur, l’adaptation des plateformes médiatiques… Ces paramètres sont venus secouer profondément tant des usages stabilisés depuis les derniers mois/années dans les médias que je suivais que les pratiques elles-mêmes de consommation informationnelle – les miennes, celles de mon réseau, celles d’une population en confinement. L’usure autant que l’apprentissage ont eu raison de cette surenchère, et on se réjouit soudain de voir Twitter se mouiller à étiqueter les tweets de Trump d’une mise en garde sur leur contenu…
On a donc appris de cette crise, du moins à propos de certains sujets, de certains rapports avec l’information. Le reste suppose une nécessaire mise à distance, une posture d’observation – qui m’apparaît saine (à cause de la distanciation cognitive qu’elle appelle) et nécessaire (à cause de la distanciation critique qu’elle rend possible). Ce regard distant, comme le pratiquait monsieur Palomar, le fascinant personnage d’Italo Calvino, n’est pas désengagé ni désintéressé. Il commande une forme d’intégrité intellectuelle, il suppose une ouverture aux points de vue concurrents et aux phénomènes nouveaux. C’est cette attention à la nouveauté qui nous a incités, dans l’équipe du projet de partenariat CRSH Littérature québécoise mobile, à donner une visibilité aux efforts d’adaptation que nos partenaires du milieu littéraire québécois ont soudain déployés pour contrer les effets délétères de la crise – de nombreux organismes et plusieurs artistes ont voulu ne pas abandonner leur public, leurs interlocuteurs. De multiples initiatives ont jailli malgré la mobilisation d’un minimum d’effectifs et de moyens, de sorte que la parole forte des figures littéraires a pu se faire entendre.
Les secteurs de la culture et du numérique ont largement occupé les discours médiatiques des derniers mois. De façon étonnante, alors que les outils numériques se sont imposé au quotidien sans remise en question autre que celle de la fatigue numérique (des réunions Zoom à outrance aux documents partagés, des FaceTime familiaux aux surenchères instagrammatiques), la place du numérique fait l’objet de débats jusqu’ici plutôt restreints à des discussions personnelles ou de couloir. Ces débats étonnent notamment par la radicalisation des positions défendues, par des perceptions polarisées. J’en signale ici deux exemples. Le milieu culturel, dont la relation avec le public constitue le fondement principal, a été frappé de plein fouet par la crise. Certains ont tenté de faire comme si, d’autres de pallier, d’autres encore de bricoler en attendant… Très vite, les organismes subventionnaires et les milieux institutionnels ont voulu prendre acte de la situation ; le discours a rapidement été noyauté par cette invitation adressée aux artistes à se réinventer (comme dans la lettre ouverte de Simon Brault, directeur du Conseil des arts du Canada). Une telle prise de position, invitant à une réflexion qui n’était pas strictement orientée sur le numérique, a provoqué une levée de boucliers, comme la réponse emblématique de Bernard Gilbert du Diamant, à Québec. Il paraît étonnant de voir le numérique ainsi réifié en un poulpe aux tentacules menaçants, comme s’il n’était pas déjà totalement intégré aux pratiques et aux usages dans le secteur culturel. Le « numérique » y est soudain réduit à un live Facebook ou à la représentativité culturelle problématique sur Spotify, alors qu’il renvoie pourtant à un large spectre de supports, d’outils, de techniques, mais aussi de pratiques de création, de production, de diffusion, de communication, de curation, d’archivage et de pérennisation. Le numérique habite les pratiques culturelles tout autant qu’il en est un terreau.
Ce durcissement des perceptions se perçoit, d’une autre façon mais pas totalement étrangère, dans le débat public autour de l’application COVI développée par Yoshua Bengio et le MILA. Au-delà des gérants d’estrade et autres commentateurs généralistes qui pérorent, mal informés, sur la chose, la polémique mobilise largement des spécialistes informatiques, des experts en communication et surtout des scientifiques – ce qui, en soi, est une bonne chose. Toutefois, soudain, ceux-ci sortent de leur champ d’expertise pour prendre position de façon croisée et indistincte sur l’éthique, la gouvernance publique, l’efficacité des algorithmes, la portée des connexions Bluetooth, la transmissibilité d’un virus en situation sociale, le totalitarisme, le design d’interface et la gestion des données personnelles… Ce débat, nécessaire à l’évidence, est idéologiquement très chargé, entraînant des accusations à l’emporte-pièce et révélant des positions tristement peu nuancées. Cette rigidité des propos, contre-productive pour la science et pour la société, menace de fragiliser davantage l’image publique des scientifiques dont l’engagement social est pourtant, plus que jamais, attendu et requis.